Ses activités lui permettent de rencontrer très fréquemment des prisonniers politiques. Depuis le début de l’occupation israélienne des territoires palestiniens en 1967, environ 800 000 Palestiniens ont été détenus de force par Israël. Ce qui représente près de 20 % de la population palestinienne des territoires occupés et environ 40 % des Palestiniens, puisque la majorité des détenus sont des hommes.
En détention, les prisonniers palestiniens sont régulièrement soumis à des mauvais traitements physiques et/ou mentaux qui répondent aux critères établis par les Nations unies pour la torture, bien que la définition précise et la prévalence de la torture fassent l’objet d’un débat politisé. La torture représente clairement une menace majeure pour la santé publique des Palestiniens.
Dans quel contexte avez-vous pu rencontrer des prisonniers politiques ?
Samah Jabr : Dans ma clinique, il m’arrive de recevoir des personnes qui viennent parce qu’elles souffrent des conséquences psychologiques de la torture, une expérience courante en détention politique.
Plus souvent, je vois des personnes qui viennent pour des problèmes psychiatriques variés ; elles ne mentionnent même pas qu’elles ont vécu un emprisonnement politique ; elles ont un sentiment anormal de « normalité » concernant cette expérience douloureuse. La discussion sur l’emprisonnement n’est pas présentée spontanément, elle est révélée à leur admission en soin, car je pose toujours des questions sur les expériences traumatiques, y compris sur l’emprisonnement politique.
Je reçois également beaucoup d’enfants, d’épouses qui souffrent de l’emprisonnement politique des membres de leur famille, j’ai même suivi en thérapie un garçon qui est né de sperme sorti clandestinement de prison : il n’a pas de papiers d’identité, il n’a jamais rencontré son père qui purge une peine à vie dans une prison israélienne à moins de 40 km de là où il vit.
J’ai également apporté un soutien psychologique aux bénéficiaires de l’organisation Addameer, en particulier aux femmes et aux prisonniers, par le biais de séances de groupe et individuelles. Même lorsqu’Israël a fermé Addameer et d’autres organisations de défense des droits humains, j’ai continué à apporter un soutien psychologique en ligne aux bénéficiaires. J’ai également des membres de ma famille et des amis qui ont connu l’emprisonnement politique et avec qui il est très difficile de parler de cette expérience, car je ne porte pas mon « bouclier professionnel » en permanence.
Dans le système de santé palestinien, existe-t-il une offre de soutien psychologique individuel ou collectif aux prisonniers et à leurs familles ?
S. J. : Nous proposons davantage de soutien individuel que collectif. Le système de santé publique ainsi que de nombreuses ONG communautaires fournissent des services gratuits pour les individus, et il y a quelques initiatives pour travailler collectivement, mais cela est plus difficile. La stigmatisation associée aux problèmes de santé mentale, ainsi que la perte de confiance, qui est une expérience courante pour un prisonnier politique, sont des obstacles importants au travail en groupe. Néanmoins, il existe plusieurs tentatives pour proposer des ateliers de soutien psychologique, de gestion du stress et de développement professionnel aux prisonniers mineurs dans un cadre collectif.
Dans le cadre de mes fonctions, j’utilise et je forme des professionnels à l’utilisation d’une approche standardisée d’enquête juridique efficace sur la torture, élaborée en 2004 et communément appelée « Protocole d’Istanbul sur la documentation de la torture ».
Chaque parcours de vie est unique. Cependant, y a-t-il des profils que vous retrouvez dans les récits qui précèdent les arrestations ? Dans les façons de vivre les procès ? Pendant la détention ? Ou à la sortie de prison ?
S. J. : Les personnes sont souvent arrêtées au milieu de la nuit avec une violence « excessive » des soldats qui envahissent la maison, terrifiant toute la famille, le voisinage et endommageant inutilement les biens et les propriétés. Il y a eu des histoires où un père a été tué lorsqu’il est intervenu alors que les soldats battaient son fils pendant son arrestation, ou une mère arrêtée lorsqu’elle essayait de protéger son enfant mineur. En août 2022, Muhammad Al Shahham, 21 ans, a été tué chez lui d’une balle dans la tête après que des soldats ont eu fait sauter la porte de sa maison.
Le bandage des yeux des détenus est une pratique courante même avec les mineurs. Il n’y a aucune raison de sécurité à cette pratique quand une douzaine de soldats armés escortent un adolescent non armé menotté, cela répond à un objectif psychologique, pour désorienter, prendre l’ascendant, contrôler le détenu, le briser et le rendre immédiatement dépendant des soldats. Je suppose que certains soldats veulent aussi se protéger psychologiquement du regard de leur victime. Lors de son transfert en prison, le détenu est souvent exposé à des violences physiques, des menaces et des humiliations. Lors des interrogatoires, des méthodes de torture psychologique en plus de la torture physique sont couramment utilisées pour briser les défenses de l’individu. J’ai écouté les détails horribles des interrogatoires militaires auxquels certains détenus ont été exposés ; des expériences qu’il est difficile de partager pour ne pas blesser le lecteur.
La torture rapportée par les Palestiniens implique généralement des coups physiques et la négligence des besoins physiques de base. Cependant, reflet des développements mondiaux en matière de techniques de torture (en particulier l’apport de la Central Intelligence Agency [CIA] des États-Unis), les forces israéliennes ont adopté des méthodes permettant d’infliger la douleur par le biais de techniques dites « sans contact ». Ces techniques consistent notamment à suspendre la victime dans les airs en lui enchaînant les mains par le haut ou à lui faire passer le torse à plat ventre sur le siège d’une chaise tout en enchaînant les membres de la victime aux quatre pieds de la chaise. De nombreuses techniques fréquemment utilisées pour infliger des dommages corporels et des souffrances physiques et mentales sont ainsi qualifiées de manière fallacieuse de « torture psychologique », dans la mesure où le tortionnaire n’applique pas directement le préjudice à la victime ; c’est la force de gravité et la physiologie même de la victime qui entraînent les blessures physiques et l’agonie résultant des « positions de stress » et des expériences de mort imminente.
Les techniques psychologiques fréquemment employées comprennent des périodes imprévisibles d’isolement, la privation sensorielle par le port d’une cagoule, la surcharge sensorielle visuelle et auditive, la privation de sommeil pour désorienter mentalement et physiquement. Des aspects spécifiques de la culture palestinienne, tels que la pudeur en matière de sexualité et la répulsion envers les chiens, sont exploités dans le cadre de diverses violations, notamment le harcèlement sexuel et la sodomie. Des menaces de viol sont proférées à l’encontre des sœurs et des mères des détenus, ainsi que des menaces de mort à l’encontre des membres de la famille en général. La nudité, les fouilles corporelles complètes et l’humiliation des détenus sont monnaie courante. Les victimes sont incitées à vomir et laissées à elles-mêmes pour se souiller, avoir leurs règles et uriner en l’absence des normes d’intimité, en contradiction avec les limites individuelles et les normes sociales.
Quelques détenus palestiniens ont été tués pendant leur interrogatoire. J’ai lu des récits douloureux de femmes comme Tahani Abu Dukka et Aysha Aysha Al-Kurd qui ont été négligées médicalement et forcées d’avorter pendant leur détention administrative dans le livre Making Women Talk (Londres, 1992). L’ensemble du processus de détention et d’interrogatoire est conçu pour briser mentalement les militants, intimider la communauté palestinienne et lui infliger culpabilité et paranoïa. Les expériences de torture, souvent quotidienne sur une période de plusieurs mois ou d’années peuvent être prolongées pendant toute la détention.
Il est évident que les conséquences à long terme et parfois à vie de la torture – syndromes psychiatriques incluant le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et d’autres états dissociés, – symptômes psychotiques, paranoïa, dépression, anxiété et détérioration du fonctionnement cognitif, psychologique et social – ont tendance à altérer la mémoire et le récit des événements. Les combinaisons de déficits et de défenses psychologiques qui en résultent interfèrent avec la mémoire du survivant, sa tolérance à la réactivation des souvenirs de torture en les décrivant à d’autres, et l’espoir d’obtenir une réparation judiciaire. L’expérience de la torture entraîne donc généralement de profonds dommages aux fonctions du moi dont dépend la transmission d’un récit personnel cohérent : confiance dans les autres, optimisme quant à l’avenir, rappel précis des événements, sentiment d’efficacité personnelle et intégration ordonnée des expériences passées. Telles ont été les conclusions des cliniciens et des travailleurs impliqués dans la documentation, le traitement et la réhabilitation des victimes de la torture en Palestine et dans le monde.
Comment décririez-vous l’impact de ces arrestations et emprisonnements sur la famille ? S’il y a des différences, quelles en sont les causes ?
S. J. : J’ai rencontré des dizaines de prisonniers qui deviennent méfiants et s’isolent après cette expérience. Des parents de mineurs à Jérusalem qui vivent une confusion totale des rôles lorsqu’ils doivent être gardiens de l’emprisonnement à domicile de leurs garçons. Des épouses angoissées par la détention de leurs maris, et après un temps, appréhendent quel « autre » homme est sur le point d’être libéré. J’ai rencontré des pères qui sortent de prison après de nombreuses années et qui ne retrouvent pas leur place dans la famille. Il y a une immense déstructuration de l’individu et de sa famille derrière le mythe glorieux de l’expérience.
En Palestine, le système israélien d’arrestations massives est aussi une « punition collective » ; une façon de briser le tissu social. Comment cela affecte-t-il les individus et la société ?
S. J. : Outre les objectifs de punition des individus et d’intimidation de la communauté, l’emprisonnement et la torture sont systématiquement associés à des interrogatoires visant à obtenir des aveux et/ou des informations sur des projets réels ou supposés et sur l’identité d’autres personnes supposées ou soupçonnées d’être impliquées. La relation entre l’interrogateur et la victime est souvent très élaborée et construite spécialement pour miner le fonctionnement psychologique normal et mature de la victime, en exploitant les vulnérabilités individuelles. L’interrogateur fonctionne comme le seul canal entre la victime et la réalité, réduisant la victime à un état d’impuissance régressive et de dépendance totale. Rendre la victime responsable de sa propre souffrance est un aspect de cette approche. La combinaison du délire et de la terreur induit régulièrement et rapidement des distorsions dans la confrontation de la victime à la réalité et dans son rapport à l’humanité. Ces approches peuvent produire une identification pathologique avec l’interrogateur et ses objectifs, tel un processus de « lavage de cerveau ». La relation entre l’interrogateur et la victime de la torture peut donc être très personnalisée et peut prendre la forme complexe d’autres relations abusives caractérisées par le mensonge, la séduction sadique, la manipulation, ou la perversion.
On ne peut pas vraiment dissocier les conséquences individuelles et collectives des emprisonnements, la loi militaire israélienne est conçue pour donner une fausse impression de légalité de l’occupation et pour incriminer toute démarche palestinienne de résistance et de défiance. Le coût est énorme pour certains individus et leurs familles, et plus le prisonnier est jeune, plus les effets sont dommageables pour les prisonniers et la société. Pendant qu’ils sont en prison, les prisonniers essaient de servir la communauté, d’appeler à la résistance, de demander la fin de la partition palestinienne, et de nous inspirer de multiples façons. Les victoires inhabituelles des quelques prisonniers qui ont gagné leur liberté grâce à leur grève de la faim et l’évasion exceptionnelle de six prisonniers palestiniens de la prison israélienne en 2021 par un tunnel, détruisent l’illusion de la toute-puissance israélienne et prouvent que les détenus palestiniens continuent d’entretenir l’étincelle du mouvement de libération du peuple palestinien.
Propos recueillis par Mireille Sève